Le legs des voyages

Navire


Les expéditions de Frobisher dans l'Arctique ont longtemps été considérées comme une impasse historique. Pourtant, à bien des points de vue, elles ont eu des conséquences importantes sur l'avenir de l'Amérique du Nord, de la Grande-Bretagne et du Nunavut.

C'est le désir de l'Angleterre de découvrir un passage par le nord-ouest qui a mené à la découverte et à l'exploitation de la région de la baie d'Hudson. Alors même que la mission de Frobisher s'éloignait de l'exploration en faveur de l'exploitation minière, on autorisait Francis Drake à se mettre à la recherche du débouchement dans le Pacifique du passage du Nord-Ouest. Ce passage demeura un objectif élusif pendant des siècles, mais il attira des explorateurs, des marchands et, éventuellement, des pionniers, vers le Nord et vers l'Ouest. Ce sont les premières explorations de Frobisher qui ont permis à la couronne britannique d'affirmer son emprise sur la région, revendication qui fut cédée au Canada à la fin du XIXe siècle (mais avec plus de substance). Même si la revendication de la Meta Incognita par Frobisher au nom de la Reine ne déboucha pas sur une tentative de colonisation, elle dota les explorateurs anglais d'un droit théorique à la région, droit qui peut être perçu comme ayant abouti à l'inclusion future des régions arctiques dans le territoire canadien.

Du point de vue de l'histoire des explorations, le voyage de 1576 représente une tentative courageuse de repousser les frontières du monde tel que connu par les Européens, avec un minimum de connaissances de ce qui attendait l'équipage. Sans cartes détaillées et sans moyen de mesurer la latitude, les trois expéditions de Frobisher réussirent à franchir brouillard et tempêtes, courants de marée et courants violents et, surtout, des eaux obstruées par les glaces, le tout à bord de navires qui n'avaient pas été construits en fonction de conditions aussi rigoureuses.

Gabriel Après l'arrivée du Gabriel au baie de Frobisher, cinq marins se préparent à descendre à terre dans l'embarcation du navire.
 
Aquarelle par Gordon Miller © 1999
 

Par contraste, l'expédition de 1578 s'inscrit dans le contexte d'une entreprise industrielle plus vaste qui donna lieu aux fonderies les plus imposantes jamais construites en Angleterre jusqu'alors. Ce n'était pas une mince affaire que d'organiser, de préparer et de réunir la plus nombreuse flottille à visiter les eaux de Baffin avant le XXe siècle. Pourtant, cette flottille réussit des atterrages extrêmement précis du côté le plus lointain de l'Atlantique. De plus, les deuxième et troisième voyages atteignirent les objectifs fixés (mis à part la colonisation), c'est-à-dire que l'on transporta des centaines d'hommes pour entreprendre des exploitations minières dans un environnement hostile et que l'on rapporta des quantités énormes de minerai. Ce n'est pas la faute des équipages si le minerai s'avéra sans valeur.

Dans des conditions aussi dangereuses et difficiles, le nombre relativement faible de navires et d'hommes perdus constitue un exploit en soi.

Plus encore, les expéditions dans l'Arctique contribuèrent à la transformation de l'Angleterre (même si elle ne débuterait réellement que dans les années 1550) en une puissance maritime capable de se mesurer aux Espagnols et aux Portugais qui avaient jusqu'alors dominé le monde sur le plan des techniques et de l'expertise maritimes. Les capitaines et les marins anglais vécurent des expériences nouvelles et acquirent une formation rigoureuse dans des eaux inconnues, ce qui les amena à croire qu'ils pouvaient mesurer leurs capacités aux réalisations des marins d'autres pays. Bon nombre des hommes qui ont été mis à l'épreuve au cours des expéditions servirent plus tard à bord des navires de l'État, quelquefois à titre de commandant.

Les expéditions furent même à l'origine de la toute première contribution d'origine exclusivement anglaise à la science de la navigation : des relevés pris pour mesurer la variation magnétique de la boussole permirent de démontrer que ces variations ne sont pas égales.

Les voyages de Frobisher témoignent des capacités et de l'ambition de l'Angleterre gouvernée par la reine Élisabeth, capacités et ambition qui lui permettraient de prendre sa place dans le domaine de l'exploration maritime, à savoir des connaissances théoriques (en géographie) et pratiques (en navigation), la capacité de construire des navires solides, la capacité de planifier les approvisionnements en prévision d'expéditions prolongées et la capacité de coloniser des terres lointaines. Les expéditions de 1576-1578 révélèrent bien des choses à ces égards, tant par leurs succès que par leurs échecs.

Les expéditions contribuèrent aussi sur le plan de la cartographie de cette région du monde. Toutefois, le Conseil privé ne voulant pas que cette information parvienne à des nations rivales, il restreignit la circulation des cartes réalisées après les expéditions ou exigea qu'elles soient modifiées ou simplifiées avant d'être rendues publiques. Cette réalité, doublée des erreurs commises lors de l'intégration des données nouvelles au fonds cartographique connu, eut pour conséquence que l'emplacement exact des endroits visités par Frobisher fut oublié.

Toutefois, plus que toute autre chose, les voyages de Frobisher, qui ont laissé en Amérique du Nord les vestiges les plus anciens des peuples anglophones, ont marqué l'éveil de l'intérêt de l'Angleterre comme nation impériale. Si le projet de colonisation n'a pas abouti, il demeure qu'il a donné l'élan aux projets futurs d'établissement sur les côtes de l'Atlantique.

Les expéditions de Frobisher donnent un aperçu de la synergie future de la navigation maritime, en ouvrant les horizons intellectuels, les ambitions coloniales et l'entreprise industrielle - une harmonie entre les objectifs politiques et économiques - qui deviendraient les fondements de l'Empire britannique. Ce n'est donc pas trop pousser que de conclure que :

« [...] dans le contexte plus général de l'histoire, les expéditions de Frobisher peuvent être considérées comme constituant un épisode très important, peu importe qu'elles aient manifestement échoué d'après leurs objectifs immédiats. »
[T.H.B. Symons, Meta Incognita: A Discourse of Discovery, p.xxxiii traduction]
carreau
Partie d'un carreau de poêle. Ce carreau doit provenir d'un poêle allemand du genre apporté à l'île Kodlunarn en prévision de l'hiver qu'on se proposait d'y passer.
 
Photographie : Steven Darby

Pour les Inuit qui habitaient la région visitée par Frobisher, les voyages auraient également des conséquences profondes. Ils attirèrent l'attention des Anglais sur cette région, témoignèrent du peu de cas que les explorateurs futurs accorderaient aux droits des Autochtones sur cette terre et marquèrent la première entrée de matériaux étrangers, comme des tuiles et du métal, dont l'effet éventuel sur l'économie et la société des Inuit fait encore l'objet d'études. Le cours de l'histoire des Inuit avait viré autant que celui de l'Angleterre, mais ni les uns ni les autres ne s'en rendaient compte en 1578.




Autres lectures :

"All is not gold that glistereth": Frobisher's fool's errand to the Arctic
http://web.archive.org/web/20030418091054/www.mercatorsworld.com/article.php3?i=43 (en anglais)



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