La ferme du cap Tourmente
par Jacques Guimont


photo : Harry Foster; MCC S96-25076
La ferme du cap Tourmente (1627)
Illustration de Francis Back
Collection du Musée canadien des civilisations

En 1626, Samuel de Champlain et Guillaume de Caën décident de construire une ferme consacrée à l'élevage du bétail nécessaire à l'alimentation des résidents de l'habitation de Québec. Les basses terres du cap Tourmente apparaissent comme l'endroit idéal pour cette ferme, puisque Champlain y fait faire la récolte du fourrage depuis 1623.

Dès ses premiers voyages dans la vallée du Saint-Laurent, Samuel de Champlain constate l'abondance, et surtout la qualité, des fourrages qui se trouvent sur les basses terres avoisinant le cap Tourmente, à quelques lieues seulement en amont de l'habitation de Québec. Très rapidement, il voit un indubitable avantage à y établir une ferme d'élevage pour les besoins alimentaires des résidents de l'habitation, où l'espace se réduit considérablement avec la venue de nouveaux arrivants. Ce sera chose faite dès l'année 1626.

Il fait ériger sur place deux corps de logis de quinze pieds français (4,87 m) sur dix-huit (5,85 m) et une grange-étable de soixante pieds (19,5 m) sur vingt (6,5 m). Il y construit également une glacière ou un caveau à légumes, creusé à même le sol naturel, et probablement un bûcher pour entreposer le bois de chauffage. Une aire de culture est également aménagée à proximité des corps de logis, du côté ouest. Il est en outre possible qu'une chapelle ait été construite par les pères récollets à proximité des bâtiments de ferme en 1628. La ferme, qui aurait été fortifiée, sera exploitée jusqu'en juillet 1628, alors qu'elle est incendiée par les frères Kirke, juste un an avant la capitulation de Québec.
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Hachette, XVIIe siècle
Fer et acier

Trouvée sur le site de la première ferme du cap Tourmente
Service canadien de la faune, Parcs Canada
Photo : Alain Côté, Parcs Canada

Technique de construction
des bâtiments de la ferme

Les bâtiments de ferme principaux, soit les corps de logis et la grange-étable, sont construits en terre et en pieux selon une technique en usage en Normandie depuis le Moyen Âge, comme Champlain se plaît à le préciser lui-même dans ses écrits :

[...] là je me résolus d'y faire bâtir le plus promptement qu'il me fut possible, bien qu'il estoit en juillet je fis neanmoints employer la plus part des ouvriers à faire ce logement, l'étable de soixante pieds de long & sur vingt de large, & deux autres corps de logis, chacun de dix-huit pieds sur quinze, faits de bois & terre à la façon de ceux qui se font aux villages de Normandie[...] (Note)

Nous avons découvert les traces d'au moins deux des bâtiments mentionnés par Champlain, probablement les deux corps de logis, mais aucune trace de la grange-étable, qui logeait de 40 à 50 bêtes à
corne (Note). Ces découvertes ont permis de comprendre la technique de construction utilisée par les hommes de Champlain. Le mot « terre » utilisé par Champlain fait en réalité référence à l'argile. L'argile constitue en effet le sol naturel des basses terres du cap Tourmente et y est donc présente en très grande quantité. Le matériau était par conséquent disponible sur place et aisément accessible.

L'emploi de l'argile comme matériau de construction « ... remonte à une très haute antiquité et ne demandait aucune main-d'œuvre spécialisée, ce qui permettait au paysan-bâtisseur de maçonner lui-même ses murs avec un matériau pris la plupart du temps sur ses propres terres. On l'utilisait pour confectionner le pisé et le torchis; le pisé est, en principe, fait d'argile crue sans mélange, tandis que le torchis suppose l'addition d'autres matières végétales ou animales. » (Note)

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Fragment de torchis,
XVIIe siècle
Argile et matières végétales et/ou animales

Trouvé sur le site de la première ferme du cap Tourmente
Service canadien de la faune, Parcs Canada
Photo : Alain Côté, Parcs Canada

Les murs des corps de logis étaient faites d'argile crue, c'est-à-dire de
« pisé », reposant sur des fondations d'argile crue qui remplissaient d'étroites tranchées creusées à même le sol naturel. L'analyse micro-
morphologique de l'argile utilisée dans la construction des fondations a d'ailleurs confirmé qu'il s'agissait bien d'une argile crue non modifiée par l'ajout de matières étrangères (végétales ou animales) (Note). Elle a permis de constater un phénomène d'importance primordiale pour la compréhension de la technique de construction employée par les hommes de Champlain. L'argile naturelle utilisée comporte en effet toutes les caractéristiques d'une argile en place, alors que nous savons pertinemment, grâce à la fouille archéologique, qu'elle ne l'est pas. Sa stratification est similaire à celle de l'argile naturelle, c'est-à-dire qu'elle « a conservé quasi intacts ses traits pédologiques » (Note).

Cette caractéristique nous amène donc à conclure qu'elle a été prélevée en blocs compacts qui ont été déposés tels quels dans les tranchées de fondation. Cette manière particulière de procéder est vraisemblablement volontaire. L'argile située immédiatement sous l'ancienne couche d'humus avait davantage subi les effets de l'action de l'eau de la nappe phréatique, la rendant par conséquent moins propice à une bonne imperméabilisation des fondations, de là l'utilisation d'une argile plus pure pour une meilleure protection des murs et des planchers des corps de logis.

Les murs des bâtiments étaient soutenus par des pieux espacés d'un mètre environ. Contrairement au torchis, destiné à être supporté par un treillis de bois, le hourdis d'argile crue ou le pisé ne nécessite pas d'autres supports que les pieux (Note). Cet ensemble, pieux et hourdis d'argile crue, confirme l'emploi d'une technique de construction particulière appelée le « colombage bousillé ». Cette technique, au demeurant très ancienne (on la fait en effet remonter jusqu'à la période néolithique), désigne une construction en pan de bois constituée de poteaux d'ossature ou de structure verticaux dont l'espacement peut être variable, allant de 0,2 à 0,6 m, parfois plus, comme c'est le cas ici, sur la ferme de Champlain (1 m). Cet espacement peut être comblé par un hourdis d'argile, comme pour les bâtiments qui nous concernent, d'où son nom de colombage bousillé. Cette forme médiévale est tout à fait caractéristique du nord de la France, sa présence diminuant progressivement vers l'est et le sud du pays. Mais on la rencontre aussi dans d'autres régions, notamment en Belgique, en Angleterre, en Allemagne et même en Suède.

Les murs étaient érigés de la façon suivante :

les parois des murs étaient montées par tassement dans un coffrage de planches servant de gabarit que l'on reportait chaque fois sur la portion de mur inachevée pour la hausser davantage. Pour être absolument stables, les murs de pisé nécessitaient un léger fruit, c'est-à-dire une largeur au sommet moindre qu'à la base (Note).

L'épaisseur des murs extérieurs des corps de logis construits par Champlain ne dépassait pas une trentaine de centimètres, tandis que leur hauteur devait atteindre 1,7 à 1,75 m environ. Les cloisons intérieures, de même facture, étaient de moindre épaisseur, soit de quinze à vingt centimètres seulement. La largeur des murs nous semble relativement étroite. Les murs extérieurs de bâtiments du même genre en Normandie ont en effet généralement une soixantaine de centimètres d'épaisseur et s'appuient habituellement sur des fondations de maçonnerie. Ce n'est pas le cas au cap Tourmente, pour des raisons que nous ignorons.

Les toits des bâtiments étaient faits de chaume. Ce dernier est constitué de bottes de roseaux liés ensemble et posés sur les lattes de bois distantes de dix à vingt centimètres, comme c'était la coutume en Normandie. Ces dernières pouvaient cependant être remplacées à l'occasion par de petites branches d'arbre (Note). Pour rendre le toit plus étanche, on disposait du torchis sur le faîtage. Le torchis est un mélange d'argile, d'un peu d'eau et de matières organiques, végétales ou animales, comme la paille et le seigle, ou encore le crin de cheval. Les fragments de torchis retrouvés sur le site pourraient donc provenir de cette partie des bâtiments. Ce matériau était en outre fréquemment disposé en couche épaisse sur le plafond des édifices pour qu'il soit bien isolé.

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Couteau, XVIIe siècle
Os et fer

Trouvé sur le site de la première ferme du cap Tourmente
Service canadien de la faune, Parcs Canada
Photo : Steve Darby, Musée canadien des civilisations


Les corps de logis

Comme nous l'avons déjà mentionné, nous avons découvert sur le site les vestiges des deux corps de logis. Le premier était divisé en trois pièces de deux mètres sur cinq chacune. Le plancher de la pièce centrale était fabriqué de planches de pin. Celle-ci était probablement destinée au logement de la famille de Nicolas Pivert, résidante des lieux.

(Cliquez sur les objets)
Artefacts trouvés sur le site de la première ferme du cap Tourmente
Service canadien de la faune, Parcs Canada
Photo : Alain Côté, Parcs Canada


Le sol des deux autres pièces était en terre. Dans une de ces pièces, nous avons d'ailleurs retrouvé une jarre en grès normand contenant encore des fèves des marais, également appelées gourganes, calcinées lors de l'incendie des bâtiments par les frères Kirke en 1628. Cette pièce devait donc servir en partie à la conservation de certaines denrées. Nous ne connaissons pas la fonction de la troisième pièce. Le présumé second corps de logis, dont nous avons retrouvé très peu de traces, était situé au nord-est du premier. Il semble qu'il n'ait comporté que deux pièces.

Nous n'avons retrouvé aucune trace de la grange-étable mentionnée par Champlain. Par contre, nous avons découvert des aménagements annexes dont il ne fait pas mention : peut-être un bûcher, c'est-à-dire un petit bâtiment où l'on conservait le bois de chauffage, une glacière ou un caveau creusé à même le sol naturel, une aire de culture associée à un système de drainage de même que des éléments appartenant vraisemblablement à une palissade, puisqu'il semble bien, d'après un récit du père LeClerq, rapporté par Benjamin Sulte, que la ferme était fortifiée.  
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Terrine, XVIIe siècle
Terre cuite vernissée
Trouvée sur le site de la première ferme du cap Tourmente
Service canadien de la faune, Parcs Canada
Photo : Steve Darby, Musée canadien des civilisations

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Flacon carré, XVIIe siècle
Verre bleu-vert
Fabriqué en France
Trouvée sur le site de la première ferme du cap Tourmente
Service canadien de la faune, Parcs Canada
Photo : Alain Côté, Parcs Canada
Une ferme fortifiée?

La ferme était peut-être entourée d'une palissade en pieux, du moins si l'on en croit un texte du père LeClerq : « Les récoltes allaient à une petite mission formée au cap de Tourmente, à sept lieues au-dessous de Québec, où l'on avait construit un fort avancé, non seulement contre les sauvages mais principalement contre les ennemis [venant] d'Europe » (Note).

Seule une portion de tranchée et un pieu témoignent de sa possible existence. Nous ne sommes pas certains en effet que ces vestiges soient bien ceux d'une palissade, bien que cela nous apparaisse plausible, compte tenu de leur forme et de leur emplacement.

On notera en terminant que, contrairement à l'orientation de la maison actuelle (son long pan est orienté est-ouest, selon le nord arbitraire), tous les bâtiments et aménagements de la ferme de Champlain sont orientés nord-est-sud-ouest. Selon le nord géographique, les bâtiments et les aménagements avaient donc leur façade principale à l'est, face au fleuve. Théoriquement,

l'exposition la plus convenable est celle du midi; c'est-à-dire que c'est de ce côté que doivent être ménagées les principales portes et fenêtres [...]. Si l'on ne peut exposer son bâtiment au midi, nous croyons [...] que l'exposition à préférer alors est celle de l'est, c'est-à-dire où le bâtiment reçoit les rayons du soleil levant (Note).

Ce choix de l'exposition des bâtiments à l'est, comme l'existence d'une palissade d'ailleurs, s'explique sans doute par la crainte d'une attaque en provenance du fleuve. La disposition des bâtiments permettait en effet d'avoir une vue imprenable sur le principal axe de communication. Cette crainte devait d'ailleurs se confirmer en juillet 1628, lors de l'attaque de la ferme par les frères Kirke.


L'incendie de la ferme

Le commerce des fourrures attise les convoitises et les rivalités entre Français et Anglais depuis le début du XVIIe siècle. Incapable de prendre le comptoir de Québec par la force, ce dernier étant trop bien défendu, David Kirke doit se résoudre à le réduire par la famine. « Pour ce faire, il intercepte les navires de ravitaillement » (Note). Un de ces navires est d'ailleurs arraisonné à Tadoussac à l'été de 1626.

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Pique, XVIIe siècle
Fer et acier

Trouvée sur le site de la première ferme du cap Tourmente
Service canadien de la faune, Parcs Canada
Photo : Alain Côté, Parcs Canada

C'est dans cet esprit qu'il faut comprendre l'importance de la destruction de la ferme de Champlain. Il ne faut pas oublier que la ferme alimente l'habitation, pour ainsi dire toute la colonie, même si « [...] l'habitation de Québec n'était que le noyau d'un établissement qui comprenait environ 72 habitants à l'hiver 1627-1628 » (Note). Ainsi, le 9 juillet 1628, une quinzaine de soldats de Kirke, accompagnés de quelques Indiens, débarquent au cap Tourmente pour mettre la ferme à feu et à sang, croyant ainsi favoriser une rapide capitulation de Québec, qui ne surviendra toutefois qu'un an plus tard.



Table des matières
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    Mise à jour : 1 September 2009